L’histoire est toute simple : Serge achète un tableau, une “toile blanche avec de fins liserés blancs transversaux”, qu’il paie très cher. Il a deux meilleurs amis. Marc, qui ne comprend pas qu’on puisse payer si cher pour une toile blanche, ne voit pas l’intérêt artistique de cette création. Yvan, qui lui, ne veut pas prendre parti et s’adapte à ses deux amis en fonction de la direction de la conversation. Yvan qui est traité par ses amis de flasque et hybride, mais qui aura quand même la plus belle tirade de la pièce. C’est très drôle. Ce texte questionne la définition de l’art, la fragilité de l’amitié, mais aussi la vie en général. Mis en scène par François Morel, avec François Morel, Olivier Broche et Olivier Saladin, cette pièce est un petit bijou de prose qui offre un magnifique moment de théâtre.
“YVAN : Alors dramatique, problème insoluble, dramatique, les deux belles-mères veulent figurer sur le carton d’invitation. Catherine adore sa belle-mère qui l’a quasiment élevée, elle la veut sur le carton, elle la veut, la belle-mère n’envisage pas, et c’est normal, la mère est morte, de ne pas figurer à côté du père, moi je hais la mienne, il est hors de question que ma belle-mère figure sur ce carton, mon père ne veut pas y être si elle n’y est pas, à moins que la belle-mère de Catherine n’y soit pas non plus, ce qui est rigoureusement impossible, j’ai suggéré qu’aucun parent n’y soit, après tout nous n’avons plus vingt ans, nous pouvons présenter notre union et inviter les gens nous-mêmes, Catherine a hurlé, arguant que c’était une gifle pour ses parents qui payaient, prix d’or, la réception et spécifiquement pour sa belle-mère qui s’était donné tant de mal alors qu’elle n’était même pas sa fille, je finis par me laisser convaincre, totalement contre mon gré mais par épuisement, j’accepte donc que ma belle-mère que je hais, qui est une salope, figure sur le carton, je téléphone à ma mère pour la prévenir, je lui dis maman, j’ai tout fait pour éviter ça mais nous ne pouvons pas faire autrement, Yvonne doit figurer sur le carton, elle me répond si Yvonne figure sur le carton, je ne veux pas y être, je lui dis maman, je t’en supplie n’envenime pas les choses, elle me dit comment oses-tu me proposer que mon nom flotte, solitaire sur le papier, comme celui d’une femme abandonnée, au-dessous de celui d’Yvonne solidement amarré au patronyme de ton père, je lui dis maman, des amis m’attendent, je vais raccrocher, nous parlerons de tout ça demain à tête reposée, elle me dit et pourquoi je suis toujours la dernière roue du carrosse, comment ça maman, tu n’es pas la dernière roue du carrosse, bien sûr que si, quand tu me dis n’envenime pas les choses, ça veut bien dire que les choses sont déjà là, tout s’organise sans moi, tout se trame derrière mon dos, la brave Huguette doit dire amen à tout et j’ajoute, me dit-elle – le clou -, pour un événement dont je n’ai pas encore saisi l’urgence, maman, des amis m’attendent, oui oui, tu as toujours mieux à faire tout est plus important que moi au revoir, elle raccroche, Catherine, qui était à côté de moi, mais qui ne l’avait pas entendue, me dit, qu’est-ce qu’elle dit, je lui dis, elle ne veut pas être sur le carton avec Yvonne et c’est normal, je ne parle pas de ça, qu’est-ce qu’elle dit sur le mariage, rien, tu mens, mais non Cathy je te jure, elle ne veut pas être sur le carton avec Yvonne, rappelle-la et dis-lui que quand on marie son fils, on met son amour-propre de côté, tu pourrais dire la même chose à ta belle-mère, ça n’a rien à voir, s’écrie Catherine, c’est moi, moi, qui tiens absolument à sa présence, pas elle, la pauvre, la délicatesse même, si elle savait les problèmes que ça engendre, elle me supplierait de ne pas être sur le carton, rappelle ta mère, je la rappelle, en surtension, Catherine à l’écouteur, Yvan, me dit ma mère, tu as jusqu’à présent mené ta barque de la manière la plus chaotique qui soit et parce que, subitement, tu entreprends de développer une activité conjugale, je me trouve dans l’obligation de passer un après-midi et une soirée avec ton père, un homme que je ne vois plus depuis dix-sept ans et à qui je ne comptais pas exposer mes bajoues et mon embonpoint, et avec Yvonne qui, je te le signale en passant, a trouvé moyen, je l’ai su par Félix Perolari, de se mettre au bridge – ma mère aussi joue au bridge – tout ça je ne peux pas l’éviter, mais le carton, l’objet par excellence, que tout le monde va recevoir et étudier, j’entends m’y pavaner seule, à l’écouteur, Catherine secoue la tête avec un rictus de dégoût, je dis maman, pourquoi es-tu si égoïste, je ne suis pas égoïste, je ne suis pas égoïste Yvan, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi et me dire comme madame Roméro ce matin que j’ai un cœur de pierre, que dans la famille, nous avons tous une pierre à la place du cœur, dixit madame Roméro ce matin parce que j’ai refusé – elle est devenue complètement folle – de la passer à soixante francs de l’heure non déclarée, et qui trouve le moyen de me dire que nous avons tous une pierre à la place du cœur dans la famille, quand on vient de mettre un pace maker au pauvre André, à qui tu n’as même pas envoyé un petit mot, oui bien sûr c’est drôle, toi tout te fait rire, ce n’est pas moi qui suis égoïste Yvan, tu as encore beaucoup de choses à apprendre de la vie, allez mon petit, file, file rejoindre tes chers amis…”
Création le 6 novembre 2024 au Théâtre de Suresnes Jean Vilar