Souvenirs d’enfance, seule dans sa chambre d’étudiante, attendant que ce que la faiseuse d’ange lui a fait se passe. Denise a grandi dans la café-épicerie de ses parents. Enfant, c’était un endroit amusant, les bonbons, le sucre, les clientes du côté épicerie avec sa mère, les hommes qui boivent, souvent trop, du côté café avec son père. En grandissant, Denise va à l’école libre et réalise le décalage avec les filles de la ville, son langage et ses façons inappropriées. Elle se met progressivement, au travers de souvenirs de sa mère et de son père, à haïr ses parents. Annie Ernaux, dans son récit autobiographique, décrit très bien les rapports de classe et les normes sociales, en particulier en ce qui concerne la sexualité et la religion. Le texte est écrit de manière assez crue, particulièrement autour de ce qui a lien au corps, sexe, chair, liquides. Un récit intense.

“Et puis, un matin, la purification, ce qui me rapproche d’autres filles, la joie immense. Depuis le temps que j’attendais, que je croyais que ça les empêcherait de venir… Toute la matinée, j’ai senti glisser, par à-coups, quelque chose. Aux W.-C., une languette pourpre, lagune croûtée de sombre, claire au centre, allongée sur la blancheur de l’indémaillable. Odeur douce et lourde du sang qui a traversé les profondeurs mystérieuses et vient mourir au jour, senteur de géranium écrasé… Je suis neuve, je suis propre, ma naissance. Entrée dans la grande fraternité des filles. Ma mère ne “voit” plus depuis trois ans, elle sort ses serviettes de l’armoire sans dire un mot. Avec les autres, je partage enfin quelque chose, les grimaces de douleur, les chuchotements “je ne vais pas à la gym aujourd’hui !”. Je vois partir avec mélancolie vers la lessive le petit paquet fleuri de rouge. Un mois, ce sera long. Et si c’était arrivé juste une fois.. Le flot de sang pur est déjà un souvenir vieux de quinze jours et j’ai peur, peur de perdre la grâce des règles dans la secousse du péché. Heureusement, la bonne lessive rouge est revenue régulièrement, à chaque fois, le renouveau, l’odeur de bête chauffée au soleil…”

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